chez Spada

Spada poussa un petit soupir d'aise. Qu'on est bien chez soi !
Elle posa ses affaires, enleva ses chaussures et s'écroula sur son lit. Voyou s'allongea à côté d'elle et lui lécha la main.
Elle était exténuée. La mine, ça fatigue... Elle soupira à nouveau. Heureusement que Voyou était là ! Elle se sentait parfois seule, mais la présence du chien la réconfortait, mieux, l'égayait. Son espièglerie était rafraichissante, et puis c'était vraiment un chiot adorable !
Allez courage, ma vieille...
Elle se leva. La nuit n'était pas encore tombée. Elle prit son sac et en sortit une belle miche de pain (qui n'était pas faite maison, mais bon... Faut faire marcher le commerce.)
Spada mordit goulument dedans. Voyou la regardait d'un air qu'il savait irrésistible, cet air qui faisait qu'elle lui accordait (presque) tout.
Oh toi ! Bon, tiens, voilà ta part si tu insistes.
Elle cassa un morceau de son pain pour lui donner. Voyou remua la queue, heureux comme un roi.

Ce matin, Voyou était d'humeur quelque peu... espiègle. Dès qu'il ouvrit un oeil, il sut que cette journée serait un véritable florilège de toutes les bêtises dont il était capable.
Il bailla, s'étira. Il fallait être en forme pour accomplir tous ces petits exploits !
Il descendit du petit tas de paille disposé amoureusement au fond de la pièce par Spada, et qui formait sa couchette.
Il tourna la tête à droite puis à gauche, à la recherche d'une idée. Son regard se posa sur les chaussures de Spada. Non, pas ça, déjà fait...
Ah ! Une inspiration divine lui venait !
Il s'avança vers le lit de sa jeune maîtresse. Arrivé tout près, il s'arrêta. Concentration... Il leva sa patte arrière gauche le plus haut qu'il pouvait, et se lâcha tout simplement.
Oh non ! Il se stoppa.
Ce n'était pas le meilleur endroit.
Il prit de l'élan et sauta sur le lit. Il avança tant bien que mal sur le matela mou, pour se positionner juste au dessus de l'oreiller. Là, c'était bien mieux. Pourvu qu'il en reste !
Oh oui, il en restait. Et pas qu'un peu ! Il urina tout ce qu'il pouvait sur le pauvre oreiller, qui n'avait rien demandé, lui.
Voyou ricana (enfin, comme peut ricaner un chien). Il imaginait déjà la tête de Spada en rentrant.
Elle irait sûrement s'allonger directement sur le lit, car elle était fatiguée en ce moment. Quans elle verrait son forfait, elle le gronderait un peu, puis rirait avant de le prendre dans ses bras et de jouer avec lui.
Oui, sûrement serait-ce ce qui arriverait.

Soudain, il fut pris d'un doute. Et si ce n'était pas ainsi que ça se passait ? Si elle s'énervait vraiment, et ne lui pardonnait pas ? Le chiot frémit. Il ne voulait surtout pas d'un conflit, ah ça non ! Honteux, il ne savait plus quoi faire.
Il n'avait plus qu'à attendre le retour de Spada, en espérant que tout se passerait bien...
Il s'allongea et posa anxieusement la tête sur ses pattes.

Spada était assise, fort occupée à réaccorder son luth. Non loin, à ses pieds, le petit Galaad jouait avec un morceau de bois qu’il avait trouvé près du lac le matin même. Elle l’avait emmené se promener, un peu inquiète de sa réserve permanente. Un enfant, ça court, ça joue, ça rit. Galaad, malgré ses deux ans, était extrêmement calme. Jamais il ne venait la réveiller la nuit, jamais il ne se plaignait de la nourriture, jamais il ne faisait de caprice, jamais il ne criait. Et il ne parlait que très rarement.

Elle l’observa. Son silence n’avait pas pour cause un quelconque manque d’intelligence. Ses grands yeux sombres étaient trop pénétrants, ses mouvements trop modérés. Non, cette placidité avait des causes plus profondes. Evidemment, sa mère lui manquait. C’était on ne peut plus naturel. Parfois, il lui parlait d’elle, lui demandait si elle allait bien, si nounours était avec elle, et puis tonton Galuche aussi, il allait bien ? Rentraient-ils bientôt ? Spada essayait de répondre avec les mots justes, mais comment aurait-elle pu savoir quoi dire ? Elle-même se faisait un sang d’encre pour son amie. Elle ne dormait plus que peu la nuit, se réveillant souvent avec l’image de Yunette le visage calciné, deux braises à la place des yeux, et cette éternelle expression de tristesse. Souvent, elle serrait le petit ours en peluche de son fils, et elle lui murmurait quelque chose, des mots qu’elle ne saisissait pas. Spada ne savait pas comment interpréter ce cauchemar.
Elle s’ébroua pour chasser ses tourments, se tourna vers l’enfant pour leur changer les idées, à tous les deux. Elle prit un ton enjoué.

Tu as envie de quelque chose, Galaad ?

Le petit garçon leva la tête vers elle, ses lèvres dessinant ce trop rare sourire qui savait si bien faire fondre son cœur.

Musique ?

Spada rit. De la musique, il y en aurait toujours. Elle entonna une chanson joyeuse, dont elle ne se rappelait plus exactement les paroles. Elle les remplaçait les mots qui lui venaient à l’esprit, formant un tout peu cohérent, mais qui réussissait à égayer Galaad. Celui-ci, même s’il pouvait se montrer mélancolique, restait un enfant. Et les enfants n’ont pas leur pareille pour réchauffer les cœurs.

Galaad dormait. Voyou dormait. Toulon dormait.

Spada était assise derrière sa table, où rien n’était posé. Ses yeux ambrés avaient perdu tout éclat, et, égarés dans un lieu qu’elle-même ignorait, avaient abandonné leur force.

Le vide.

Elle le voyait bien à présent, ce vide dont on lui avait tant parlé. Il était là, tout autour d’elle, en elle. Elle était le vide, le vide était elle. Rien.

Oui, rien. Spada était inutile. Qu’avait-elle fait, jusqu’ici ? Elle avait voulu être présente pour ses amies, elle avait échoué. Galuche était parti, et Yunette avait sombré. Elle ne l’avait pas aidée. Plus tard, Elisa était partie avec Dark, rien de ce qu’elle avait pu dire ne les en avait empêché. Elle ne les avait pas aidés. Maintenant Dark était mort. Elle n’était pas assez égocentrique pour croire qu’elle était responsable, mais cette mort était, en plus d’une perte effroyable, un présage, un élément déclencheur. Dark mort, une nouvelle part d’espoir mourait avec lui. Elle n’avait rien aidé.

Elle se leva et prit une bouteille de pastis dans son placard. Elle se rassit et la déboucha. Elle fixa un instant le goulot, comme absorbée par sa forme presque parfaite. Un cercle harmonieux. Presque irréel. Oui, irréel… c’était le mot. Tout était irréel. La ville, la table, la chaise… La bouteille.

Elle sentit l’alcool couler dans sa gorge tandis qu’elle buvait. Cette brûlure était très agréable, elle apportait une sensation de bien être qu’elle n’avait pas éprouvée depuis trop longtemps. Elle prit une autre gorgée, puis une nouvelle, et encore une. Chaque fois que le liquide emplissait sa bouche et glissait jusque dans son estomac, elle oubliait un peu plus ses problèmes. Ses problèmes… Pouvait-elle réellement se les attribuer ? Rien ne la concernait personnellement. Certains lui avaient même permis une promotion professionnelle.

Non, elle n’arrivait pas à raisonner ainsi. Cette promotion, elle n’en avait jamais voulu, elle n’était rentrée dans la police au départ, que pour aider un peu et se faire quelques écus pour arrondir ses fins de mois. Et elle se retrouvait lieutenant. Et puis maintenant, elle avait le petit Galaad. Même s’il était adorable, très facile à vivre, il représentait encore des responsabilités. Les responsabilités, Spada en avait reçu trop d’un coup. Cette impression de porter le monde sur ses épaules, elle n’en pouvait plus.

Et puis voilà qu’elle recevait un pigeon d’Elisa. Célia avait fugué. Alors Spada avait proposé de la rejoindre pour l’aider à chercher la petite avec elle. Comme ça, oui, elle avait plaqué ses responsabilités. Elle qui ne demandait que ça, elle culpabilisait effroyablement. Elle laissait tout à la pauvre Elsas, qui avait encore plus d’ennuis qu’elle en ce moment, et qui n’avait vraiment pas besoin de charges supplémentaires. Elle était vraiment pitoyable, la Spada. Egoïste et lâche.

Elle s’était dévouée pour porter son aide à Elisa et Célia, mais en regardant au fond d’elle, les yeux ouverts par son ivresse de plus en plus forte, elle réalisait qu’elle l’avait fait juste pour se donner bonne conscience. Quelle salope elle était.

Elle pencha à nouveau la bouteille et poussa un petit gémissement en comprenant qu’elle était vide.

Vide… Quelle coïncidence, hein.

Elle se mit à rire bêtement.

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