Tu veux rester debout ?!

Comme chaque matin, depuis qu'elle a son moulin au bord de la rivière, Paquita arrive de bonne heure, en flânant par les sentiers herbeux.
Elle s'approche de l'eau dont la surface est, à cette heure, un miroir liquide qu'aucune onde n'agite. Elle se dévêt prestement, ne gardant que son camisolet et pénètre dans l'eau pour quelques brasses. Comme chaque matin, la fraîcheur de l'eau la saisit. Comme chaque matin, elle avance doucement sur le sable blond, s'enfonçant lentement dans l'eau. Comme chaque matin, elle prend plaisir à cette étreinte fluide. En quelques mouvements, elle s'éloigne de la rive. Arrivée un peu plus loin, là où les algues longues caressent ses chevilles, elle s'allonge sur le dos, se laissant mollement flotter en regardant le ciel rose qui vire lentement au bleu. C'est son instant préféré de la journée, celui où aucun bruit incongru de l'activité humaine ne vient troubler la musique de la nature. Les oiseaux accompagnent son bain de leur chant émouvant. Paquita soupire d'aise.
Un éclair de douleur zèbre son abdomen. Le souffle coupé, surprise, elle s'enfonce sous l'eau, disparaît brièvement. L'étonnement écarquille ses yeux. Puis la douleur reflue et d'un coup de talon, elle remonte et jaillit hors de l'onde. A grandes brasses affolées, elle se dirige vers la rive quand une deuxième semonce la fauche en plein geste. Elle avale un peu d'eau et s'enfonce à nouveau. Ses pieds atteignent le sable. Elle comprend qu'elle est près du bord et tente de s'élancer. La douleur la tord une nouvelle fois. Elle suffoque...
Dans un sursaut désespéré, elle s'arrache à la masse liquide et s'affale sur la berge. Elle s'assied et tient son ventre à deux mains, le pressant fortement pour endiguer la nouvelle vague douloureuse qui arrive. Elle entrouvre ses cuisses et aperçoit un filet de sang qui en macule l'intérieur. La vérité se fait jour en elle, elle bascule la tête en arrière et rit, heureuse . C'est pour ajourd'hui !
Alors, avec précaution, elle se relève. Il lui faut regagner le moulin où Ghaniallia pourra l'aider, Certes ce n'est pas très loin mais la distance semble accrue par ces vagues de douleur qui la saisissent parfois et la laissent sans souffle. A petits pas, en tenant son ventre, Paquita progresse dans l'herbe où perle encore la rosée que quelques rayons déjà vifs commencent à lécher.
Là-bas, Ghaniallia est déjà levée. Paquita voit sa silhouette à contre jour, cep noueux aux muscles secs et nerveux. Ghaniallia secoue les coussins et les couvertures qui ont servi de lit pour la nuit. Paquita voit les étoffes voler devant elle comme de grandes ailes soyeuses. Ghaniallia les plie ensuite soigeusement. Le ménage est fait !
Paquita s'approche encore. Mue par l'instinct, Ghaniallia lève la tête...

Ghaniallia s'est levé aux premières lueurs de l'aube. Elle a une foule de choses à faire, à vérifier. Quand Paquita est partie, la veille, elle lui a posé la main sur le ventre avant de la laisser partir, comme elle le fait chaque soir depuis que Paquita a rejoint Tancrel. Elle s'est aperçue que le bébé était bien descendu cette fois. Elle était même étonnée que Paquita ait encore assez d'énergie pour courir vers son Tancrel.
Ghaniallia est d'un naturel silencieux, aussi n'a-t-elle rien dit. Rien dit de ce bébé, qui d'après elle, ne va pas tarder. Rien dit de son inquiétude que cela se passe dans cette maison avec ses pièces fermées, où elle n'aurait pas ce qu'il faut sous la main !
Elle craint secrètement que Tancrel ne l'envoie pas chercher. Tout en pensant à tout cela, elle secoue vivement les couvertures. Elle les fait claquer un peu plus vigoureusement que d'habitude pour chasser son angoisse. Un faible miaulement derrière le buisson l'alerte. Elle se redresse et voit Paquita qui avance vers elle, courbée par la douleur. Elle comprend qu'il n'y a pas de chat, que c'est Paquita qui a gémi et que le travail est en route. Elle pose calmement la dernière couverture pliée sur la pile déjà constiutée, attrape le tout et va porter le linge dans la roulotte. Elle en ressort, munie de son coffret aux potions et aux huiles. En quelques pas nerveux, elle a rejoint Paquita, la saisit sous l'aisselle et la guide vers le moulin sans un mot.

Paquita regarde avec soulagement Ghanillia se diriger vers elle, La voyant entrer dans la roulotte, elle a craint un instant que celle-ci ne l'ait pas vue. Elle n'a pas tenté de dissimuler son soulagement quand elle l'a vue ressortir et se diriger vers elle.
Paquita n'a jamais fait sa maligne avec Ghaniallia. Celle-ci la connaît trop bien, sait ses peurs et ses angoisses, connaît ses chagrins et ses espoirs.
Pour l'heure, il va s'agir de faire sortir cet enfançon sans dommage. Paquita est contente que Ghaniallia soit là. Elle a foi en elle, en sa pratique, son efficacité et sa discrétion. Confiante, elle se laisse guider vers le moulin où depuis quelques jours Ghaniallia s'est affairée.
Une nouvelle vague monte en elle, Paquita tente de l'endiguer. Elles ne sont pas encore au moulin ! Elle s'arrête, le souffle coupé, les narines pincées. Un mauvaise sueur couvre son front.
Ghaniallia s'est arrêtée elle aussi. Elle dévisage Paquita de ses yeux enfoncés au dessus des pommettes plates. Paquita sent le regard perçant la sonder. Elle voit Ghaniallia qui avance la main vers son visage. Elle sent la paume rugueuse qui passe sur son front et essuie la sueur qui lui coule le long des tempes.
Ghaniallia a serré son bras un peu plus fort et Paquita se sent fermement soutenue par ce vieux brin de femme. La douleur reflue, Paquita reprend quelques couleurs. Ghaniallia lui donne une impulsion et elles reprennent leur marche. Arrivée au moulin, Paquita s'appuie dos au mur tandis que Ghaniallia ouvre la porte. Les deux femmes entrent et se dirigent vers un coin que Ghaniallia a aménagé. La vieille a débarrassé le lieu des sacs qui l'encombraient, donnant de la voix pour donner des ordres à Samo et Juan qui s'éxécutaient docilement. Le sol a été balayé, un bon matelas fait de sacs vides recouverts d'un bon drap attend Paquita. Ghaniallia l'installe, lui cale un coussin sous la tête et se relève pour mettre de l'eau à bouillir dans le grand chaudron, dehors.
Paquita trouve cette absence interminable. Elle a mal, elle est mal, elle déplace doucement son bassin à la recherche d'une position plus confortable.
Quand Ghaniallia rentre enfin, sa décision est prise.

Mère, aide-moi à me redresser ! J'ai besoin de marcher... je veux rester debout !

Ghanialla s'arrête, interdite. Elle connaît bien « sa petite ». Elle sait qu'elle n'est pas femme à faire des caprices comme certaines, que si elle demande à se lever, c'est que son corps le lui demande impérieusement,,, et qu'il faudra l'écouter.
Ghaniallia s'approche de Paquita qui fait des efforts pour se redresser, les muscles tendus, luisants de sueur et d'eau mêlées. Elle lui pose une main calme et noueuse sur l'épaule.

D'accord, mais avant, laisse moi voir...

Ghaniallia soulève le corselet, examine le ventre parcouru de tressaillements qui parfois se creuse violemment puis se détend après avoir arraché un gémissement à la petite...
Ghaniallia palpe la chair qui semble se détendre à ce contact. Ghaniallia ferme les yeux et écoute avec ses mains, elle palpe chaque pouce de l'abdomen de Paquita. Puis semblant se réveiller en sursaut, elle se redresse, se tourne vers son coffret et cherche d'un ongle épais et jauni une fiole qu'elle finit par trouver. Elle en verse quelques gouttes dans la paume de sa main et l'étale sur le ventre. Paquita se détend. L'arôme de l'huile l'aide à oublier un peu sa douleur, l'écartèlement de son corps, de son bassin...
Ghaniallia s'essuie les ,mains sur sa jupe ample et saisit Paquita en haut des bras. Paquita ouvre les yeux et comprend l'intention de Ghaniallia. Elles conjuguent leurs efforts et Paquita est bientôt debout. La longue marche commence...

Depuis bien longtemps maintenant, Paquita marche. S'arrêtant de temps en temps quand la douleur la saisit, se penchant en avant, s'agrippant à ce qui est à sa portée, elle marche. D'heure en heure, Ghanillia l'arrête l'examine et la lave.
Le soleil est haut dans le ciel quand Paquita sent sa chair s' écarteler. Cette fois, elle ne peut plus avancer !
Ghanillia ! Viens ! Je crois que ...
Paquita s'appuie sur la pierre de la meule qui est à l'arrêt. Cette fois, plus question de faire un pas !
Son ventre ondule et se creuse au rythme des contractions. Paquita griffe la pierre, serre les mâchoires. Ghaniallia s'est précipitée, posant au sol, sous Paquita, des sacs pliés pour le cas où...
Soudain, tout s'accélère. Encore deux contractions, l'enfant est là, entre les mains de Ghaniallia qui l'a attrapé. Un cri ! Bref !
Paquita est toute éberluée, l'instant d'avant, elle avait si mal et là ?... après une sensation soyeuse de glissement... plus rien ! Rien qu'une sensation de chair meurtrie, écrasée, très supportable. Elle se penche et voit les mains brunes de Ghaniallia qui tiennent l'enfant, qui le posent sur le linge, qui coupent le cordon, qui emmaillotent ce petit être si minuscule et l'emportent près du chaudron. Paquita veut protester mais déjà Ghaniallia a lavé l'enfant avec des gestes sûrs et rapides. Déjà elle est de retour et pose délicatement le paquet sur la pierre de meule, juste devant Paquita. Puis elle se penche à nouveau et recueille précieusement le placenta que Paquita ne perçoit même pas passer tant elle est en arrêt devant ce petit visage qui lui fait face. Deux yeux grands ouverts la fixent avec intérêt.
Paquita détaille avec émotion le front bombé, les narines si fines qu'elles en sont translucides, les lèvres ourlées, le petit menton déjà volontaire, les joues fraîches et tendues. Cette créature, là, devant elle, elle a peine à croire qu'elle vient d'elle. Paquita avance une main tremblante et saisit le coin du linge, l'écarte délicatement. Une main apparaît aux doigts si longs... Paquita écarquille les yeux. Elle ne s'attendait pas à ces ongles de nacre polis, elle se rend compte qu'elle n'a pas vraiment pris le temps d'imaginer à quoi ressemblerait son ... sa... ?
Paquita écarte complètement le drap de lin... Sa Fille !
L'enfant grimace soudain, contracte les lèvres et laisse éclater un miaulement puissant pour un être aussi petit. Paquita se sent désemparée. Elle cherche Ghanialllia du regard. Celle-ci est juste à côté d'elle et regarde elle aussi l'enfant. Paquita voit la vieille qui lui sourit. Elle qui ne sourit jamais, a cette fois un visage tendre et heureux.
Paquita,sonnée, se laisse conduire par Ghaniallia qui l'amène jusqu'au « matelas » soigneusement préparé la veille. Elle s'y laisse allonger. Elle contemple Ghaniallia qui est allée chercher l'enfant et qui revient. Elle la laisse poser la petite qui pleure toujours sur elle, la laisse dégrafer le corselet. Paquita comprend tout à coup et s'active. Elle dénude un sein et approche l'enfant. Celui-ci a quelques mouvements incontrôlés de la tête puis trouve le mamelon et tète.

Ghaniallia regarde l'enfant à la mamelle. Un mince sourire lisse sa face ridée. Elle contemple ensuite Paquita, ses traits creusés, ses cheveux collés à son front, à ses joues, ses yeux enfoncés dans les orbites cernées de bistre.
Ghaniallia se secoue, ce n'est pas le moment de s'attendrir, il y a encore à faire. Elle sort et s'aperçoit que déjà le soleil a commencé à décliner au dessus de la forêt. Elle avise Juan, assis sur une pierre et qui attend, les vêtements de Paquita entre les mains. Elle se dirige vers son fils qui se dresse, mu par un ressort. Ghaniallia est fière de son fils. C'est un beau gars aux muscles déliés au teint tanné et cuivré, au visage sec, au regard ardent. Pour l'heure, ce regard est un peu absent. Elle sait qu'il a passé la journée, là, sur sa pierre à attendre. En silence, elle lui prend le vêtement des mains et pose sa main sur son épaule. Elle lui lance un regard apaisant et le voit se décontracter imperceptiblement.
Va chercher son Tancrel. Elle en aura besoin bientôt. Va !
Sans rien rajouter, elle puise de l'eau supplémentaire et rentre la faire chauffer.
Elle s'approche du placenta qu'elle a fait glisser dans une écuelle et l'examine soigneusement. Satisfaite, elle l'escamote. Personne n'a besoin de savoir qu'elle en fera un de ces onguents que les damotes s'arrachent à prix d'or en pensant avoir là une crème de beauté qui rendra à leur visage le velouté de leurs vingt ans.
L'eau chante déjà dans le chaudron. Ghaniallia s'arme d'un linge, verse de l'eau chaude dans un petit baquet. Elle entreprend ensuite de laver Paquita, son front, son visage aux traits tirés qui se détendent sous la caresse de l'eau. Ghaniallia laisse les souvenirs la submerger. Il y a long qu'elle n'avait pas bassiné Paquita, cette petite qu'elle a reçu un jour, comme un cadeau inespéré. Alors, comme lorsque Paquita était sa mistonne tendrelette, elle la lave avec soin et affection. Et comme à cette époque, Paquita lui tend ses membres, confiante, et se laisse frotter. Malgré la chaleur de la pièce, où le feu crépite dans le coin que Ghaniallia a aménagé pour cet événement qu'elle avait pressenti la veille, elle insiste pour que Paquita se couvre. Elle borde la mère et l'enfant qui s' assoupissent épuisées. Après un dernier regard au nourrisson si délicat, à Paquita dont les traits retrouvent peu à peu leur fraîcheur, Ghaniallia efface les traces du combat qui s'est mené en ce lieu tout au long de la journée. Rapidement, le moulin retrouve son aspect premier.
Seules dans un coin, la mère et l'enfant, allongées, l'une si petite sur l'autre si fragile, témoignent qu'une âme nouvelle s'est éclairée à cet endroit. Ghaniallia décroche le chaudron du trépied, arrache celui-ci de terre et rapporte le tout près de la roulotte.
Dans une vielle marmite étamée, elle ramasse habilement les braises rougeoyantes et sort. Elle les utilise dehors pour démarrer un nouveau feu. Bientôt elle mettra la soupe à cuire et attendra Samo qui est allé louer ses bras au village. Elle imagine déjà la joie qu'elle aura à lui annoncer la nouvelle, à celle qui l'aura en l'entendant.
Elle rentre une dernière fois dans le moulin, vérifie que tout est en ordre, que Paquita et sa petite dorment d'un souffle régulier... Alors, sans bruit, elle referme la porte et retourne à la roulotte. En attendant que le repas cuise, elle commence à tresser un panier long et souple. Le même qu'elle s'était fabriqué lors de l'arrivée de Juan, puis de Paquita dans sa vie...

Juan marche. Tête baissée, poings serrés enfoncés dans ses poches, visage fermé. Il aimerait être heureux, il aimerait laisser éclater la joie de savoir Paquita sauve. Il aimerait être là-bas auprès d'elle.
Va chercher son Tancrel. Elle en aura besoin bientôt. Va ! Qu'elle a dit la mère. Et Juan obéit. Il y va...
Mais bon, pas la peine de se presser non plus ! Et puis, il fait encore chaud ! Et puis il ne sait pas comment il va dire les mots ! Et puis ce Tancrel, ça lui dit guère de lui parler ! Et puis peut-être que Paquita... Il s'arrête. Non, ça non ! Paquita, c'est sûr, elle voudra le voir ! LUI !
Alors Juan avale la boule qui lui obstrue la gorge depuis qu'il a vu l'autre s'approcher de Paquita. Qu'il l'a vu poser son front contre le sien et que surtout ... surtout, il l'a vue, ELLE l'embrasser.
Juan s'ébroue, il se dit qu'il a fait un rêve. Il a rêvé que Paquita revenait vivre parmi les siens. Il y a crû, vraiment, quand elle est revenue vivre au moulin. Et puis voilà, un soir, elle n'est pas rentrée, un soir, elle l'a retrouvé, son Tancrel, et elle est restée avec lui. Juan comprend à présent que sa soeur, sa Paquita, elle est devenue quelqu'un d'autre. Qu'elle est devenue une femme, qu'elle est devenue une mère et que sûrement plus jamais, ils ne gagneront de la monnaie, lui jouant, elle dansant. L'enfance vient de finir pour Juan.
Aiguillonné, il s'élance sur le sentier. Ses pieds nus martèlent la poussière du sentier à la cadence de son coeur. Un détour du chemin ? Non ! Juan s'élance à travers prés. Il vole au dessus des herbes, des buissons bas, il file comme le vent. Les premières maisons ! Il ralentit à peine. Il sent à présent les pavés brûlants sous la plante de ses pieds. Il n'en court que plus vite. Il tourne, attrape l'androne ombrée, là où vit Tancrel, enfin ... Là où vivent Tancrel et Paquita. Il s'arrête, prend une allure mesurée, essuie son front, ses tempes avec le revers de sa chemise.
Sans frapper il entre. Il a assez surveillé Tancrel pour savoir qu'à cette heure, celui-ci est à son fournil, à cuire la dernière fournée de la journée. Il pénètre dans la pièce et voit le dos large et puissant de Tancrel qui enfourne justement, en sifflant un air joyeux entre ses dents.
Immobile, il l'observe, il ne l'a jamais vu de si près. Il n'avait pas vu les boucles blondes qui cascadent sur le front, ni les mains puissantes aux veines saillantes, ni le regard luisant de malice qui à présent le détaille lui aussi.
Il avale un grand coup, tousse un peu.
C'est Paquita ! Elle est au moulin. Le bébé est né.
Il a juste le temps de se garer, Tancrel passe en trombe.
Juan va pour le suivre mais se ravise. Il va au jardin, puise de l'eau et se désaltère longuement. Il décide d'aller faire un tour, il finira bien par croiser quelqu'un qui aura besoin de ses services !