Le mur du Pouilleux

Le Pouilleux traversait le marché, le visage indéchiffrable. En vérité, il repensait à son échange avec le Lieutenant. Distrayant, n'est ce pas... Le p'tit gars, voulait faire son boulot, c'était normal... Mais il n'avait pas apprécié son ton hautain à son égard. Même s'il était habitué à des réactions du type, qu'il les recherchait parfois même, ces soupçons immédiats sur de potentielles activités immorales l'avaient... indisposé, voire blessé.

Ah, si ça avait été du temps où il était encore... Le Pouilleux secoua la tête. Cette époque était révolue, il n'y avait rien à regretter. Rien !

Tous ces jeunes gens, ce n'était que des imbéciles gonflés d'ambition. Et qu'apporte l'ambition ? La richesse parfois, la gloire bien plus rarement. Et la richesse n'apporte rien. Rien !

Le Pouilleux secoua la tête, comme pour chasser ces sombres pensées, vestiges d'une vie depuis longtemps achevée. Il avisa l'angle d'une rue, où le sol ne semblait pas trop dur. Il pourrait s'établir là.

Il se mit à sourire. La vie de vagabond valait mieux que bien d'autres. En effet, dans quelle autre situation pourrait-on aussi bien se laisser aller à un tel cynisme, à une telle misanthropie ? Toute la bassesse de l’humanité se reflète dans les traits d’un clochard. Le clochard est sale, le clochard est grossier, le clochard est Pouilleux. Le Pouilleux n’aime rien ni personne. Il a ses poux, sa crasse et ses haillons, rien d’autre.

Et c’était suffisant.

Le vieil homme s’assit sur le pavé, le dos contre le mur en pierres recouvertes de lierre. D’ici, il pouvait voir tout le marché. Il observerait les allers et venues des habitants de « Touloun ». Ce serait très intéressant… Tout le monde passe au marché. Tout le monde serait vu, tout le monde le verrait. Ah çà, on pourrait pas le louper…

Le Pouilleux éclata d’un rire incongru.

Excellente semaine ! Voilà la conclusion de Flaminia lorsqu’elle fit le décompte des écus récoltés. Cela faisait longtemps. Il faut dire que les habitants redoutent leur quartier dit délicat. Pfff, comme si l’amusement devait aussi être réglementé.
En outre, depuis peu, l’établissement fait les choux gras de la presse locale pour d’obscures raisons. Elle n’avait pas cherché à en savoir plus, se contentant des observations des allées et venues chez la tenancière en chef. Son intuition lui disait de ne pas fouiner dans ces histoires et c’était très bien comme ça.
La nuit des incendies, elle avait entendu des bruits de bagarre à son étage. Les consignes étaient de ne pas se mêler des affaires des autres filles. Il pouvait toujours s’agir d’une demande spéciale d’un client. Mais là, c’était différent. Inquiétant.
Elle avait quand même risqué un regard à travers la porte entrebâillée, pas vraiment pour secourir autrui mais plutôt pour savoir à quoi s’en tenir. Elle n’avait aperçu que la silhouette reconnaissable entre mille de La Mathi, qui ne semblait pas en mener large.
Flaminia avait alors refermé la porte le plus discrètement possible. C’était le mieux à faire si elle voulait éviter les ennuis.

Lorsqu’elle se rendit à la boulangerie, le commerçant tenta bien d’en apprendre plus. Personne ne connaissait la vérité mais la rumeur enflait autour de la Mathi et une gamine connue en ville. Une ancienne mairesse. Flaminia se dit qu’élire une enfant à de telles fonctions est une aberration : le dérapage est inévitable. Si en plus, elle subit une influence quelconque de la patronne ...
La jeune dame se contentait de rester évasive.
Pour échapper à ces interrogatoires à peine dissimulés, elle se rendit au marché. Elle a des écus, il faut les dépenser ! Un jour, elle devra réaliser que cet aspect « panier percé » aboutit au seul résultat de son éternelle pauvreté.

Etrangement, elle visite pour la première fois ce marché. Pourtant, une artiste comme elle y trouverait un public. Peut-être pas attentif mais en tout cas, nombreux et renouvelé. Elle se dit d’ailleurs que l’été approchant, il sera bientôt temps pour elle de reprendre la route. Puis, des rencontres fructueuses peuvent se faire ici.
Mouais.
C’est pas la cohue non plus à première vue. Serait-elle venue trop tôt ? Elle se renseignerait bien auprès d’un marchand mais il commencerait son baratin de vente et elle n’en sortira pas. Qui d’autre ? Le peu de toulonnais présents sont occupés à examiner les produits, négocier leur prix ou rassembler leur monnaie.
Elle aperçoit sur le côté un clochard. Ah voilà le genre d’individus à qui rien n’ échappe héhé

Allons y ! Son entrain initial diminue au fur et à mesure de sa perception de l’odeur de l’homme. Ce qu’il faut pas faire pour glaner des informations. Heureusement, elle ne se sépare jamais de son flacon de parfum, indispensable au terme de cet entretien qu’elle n’envisage que le plus bref possible.
Affiche son plus beau sourire et dit :
« Salut à toi ! Je viens pour la première fois au marché et suis étonnée du peu d’affluence. Est-ce normal ? Peut-être ai-je mal choisi mon heure ? »
Se garde d’approcher trop de … la chose et attend sa réponse qu’elle espère compréhensible.

Le Pouilleux dévisagea la jeune femme qui avait daigné lui adresser la parole. C’était qui, celle-là ? Voyons, pas trop vieille, pas trop moche non plus. Longs cheveux noirs, ouais, jolis. Plutôt bien foutue. Alors pourquoi s’abaissait-elle à lui parler ? Il sourit en remarquant le petit air pincé qu’elle affichait, sûrement à cause de son, hum, « parfum ». Héhéhé. Elle va pas regretter d’avoir engagé la conversation, la mignonne.

La première fois au marché ? Bah oui, ‘z’avez pas trop bien choisi vot’heure. Les gens, sont pas à dépenser leurs sous, en c’moment. Sont plutôt à s’tirer que’qu’bières en taverne. S’vous voulez causer, c’est là qu’faut aller.

Il esquissa d’un sourire, qui aurait pu être avenant, mais sur un autre visage que le sien. Sur celui-ci, cela ressemblait plutôt à une grimace.

Mais dites-moi, z’êtes qui, vous ? J’vous ai jamais vue, c’est sûr… J’l’aurais reconnue, une jolie brunette comme vous. Faites pas partie d’ces racoleuses qu’se sont installée ici, au moins, hein ?

Il rit grassement, espérant avoir scandalisé la jeune femme. Comment elle allait réagir, la donzelle ? Il escomptait un mouvement de colère, une insulte ou même une moue dédaigneuse. Du spectacle, eh. C’est qu’il s’ennuyait, le Pouilleux, on lui parlait pas si souvent que ça.

A travers ses yeux plissés par le rire, il la vit soudain différemment. Et pourquoi pas après tout ? Une femme haut-placé ne lui aurait jamais adressé la parole. Il était possible que ce soit quelqu’un de modeste, mais à la réflexion, quelque chose en elle le dérangeait. Etait-ce sa trop grande assurance, sa manière de se mouvoir, ses longs cils qui battaient un peu trop souvent, ou bien ses formes soigneusement mises en valeur, il ne saurait le dire. Le fait était que, quelque chose, chez cette jeune femme, sortait de l’ordinaire. Il espérait cependant faire erreur, les prostitués, il les exécrait, ah ça oui, il les avait en horreur. En hor-reur !

Il garda toutefois son visage hilare, l’éternel masque de ses pensées véritables. Cette figure que les gens savaient si bien mépriser…

"En taverne ? A cette heure matinale ?"
Réfléchit, réalise qu’il n’est pas loin de midi.
"Hum, il est vrai que je me lève tard. Mes activités professionnelles m’y obligent régulièrement.
Les tavernes … Moui, pourquoi pas tiens un jour ? Mais bon, l’établissement où j’opère dispose d’un large éventail de vins et liqueurs à en perdre la raison.
C’est le but en même temps se dit-elle. Je serai gênée de leur faire une infidélité."

Mais dites-moi, z’êtes qui, vous ? J’vous ai jamais vue, c’est sûr… J’l’aurais reconnue, une jolie brunette comme vous. Faites pas partie d’ces racoleuses qu’se sont installée ici, au moins, hein ?

Sursaute à ce terme, peu adapté à son exceptionnel talent artistique.

"Moi ? Mais du tout ! Oui, j’habite là-bas, logée en paiement de mes prestations. Ces dernières sont on ne peut plus vertueuses !"Se dit que là, elle exagère mais ce qui compte, c’est son air sincère quand elle le clame.
" Je suis dans le spectacle : danse, chant, accueil et entretien de la clientèle, voilà mes attributions."

Se tait un instant, pour insister sur ses dernières paroles. Sans doute un peu pour s'en convaincre elle-même aussi.

"Je m’appelle Flaminia. Depuis peu en ville.
Et vous, quel est votre nom ? Vous… habitez ici ?" dit-elle en regardant le coin sommairement arrangé pour accueillir l’homme.
Son attitude intimidante lui paraît forcée. Logiquement, elle aurait dû partir quasi en courant. Déjà rien que par soucis d’image auprès de la clientèle.
Mais il l’intrigue. Elle n’arrive pas à le cerner et son incontrôlable curiosité la fige sur place.

Le Pouilleux cala un peu mieux son dos contre le mur. Sa langue humecta ses lèvres sèches, ses doigts recourbés allèrent gratter quelques piqûres sur sa joue, son front se plissa en une moue dédaigneuse. Une pute… Qui restait là à lui parler, en plus. Bon, on va lui faire comprendre tout de suite que le Pouilleux, il les aime pas, les putes.

Moi ? Chuis l’Pouilleux, c’te question. Cherche pas, poulette, mon vrai nom ‘l’existe p’us. Pis ça m’va pas bien, l’pouilleux ? Tss, moi j’dis qu’si. Pis on s’en fout, hein. Un type comme moi, c’trop bas pour qu’on s’y intéresse. ‘Fin… Sauf si on est encore plus bas, comme qui dirait.

Il lui lança un regard insistant. Matez la moi, cette donzelle avec ses jolies bouclettes brunes et ses dents blanches. Ca va tordre du cul pour appâter les hommes, ça les traine dans son lit, puis ça sort tout fièrement, comme si c’était normal. Des débauchées…

Quoi, ici ? Nan, j’habite pas ici, moi. J’habite nulle part. C’juste qu’de là, on voit tout l’monde qui passe, ça occupe. Pis on y dort bien.
‘Fin, sûrement mieux qu’là où t’es, hein. Y pas les mêmes bruits, on va dire. Pas la même ambiance non p’us. Ici, y pas d’femmes en chaleur qui montrent à quel point elles sont vertueuses, comme tu dis.

Le tutoiement s’était imposé, car même s’il vouvoyait certaines personnes pour qui il avait du mépris, il se refusait à s’adresser à une prostitué d’une manière qu’elle aurait pu croire un temps soit peu respectueuse. Manquerait plus que ça… En tous cas, il ne se faisait pas d’illusions sur la véritable nature du gagne pain de « Flaminia ». Une danseuse, ouais, mon œil. La danse, elle durait sûrement plus longtemps qu’elle ne le laisse entendre, et puis pas dans les mêmes conditions... Répugnant.

Ouais, bah tu dis p’us rien ? Bon, si t’as rien à m’raconter d’utile, reste pas dans mon champ d’vision. Y a des choses plus lucratives à r’garder qu’une catin.

La réaction agressive de l’homme surprend Flaminia. Son tempérament latin prend le dessus, ce qui se manifeste par un bouillonnement naissant au plus profond de ses entrailles. Elle serait animal qu’elle pousserait un grognement intense là !

« Ben dites dons vous ! Je m’adresse à vous poliment et c’est comme ça que vous répondez. Y a du monde qui vous cause p’t êt’ ? Vous ne connaissez rien de moi et vous vous permettez de me juger ? C’est parce que je suis une femme que vous faites ça ? On se croit fort là, derrière son apparence miteuse ? Môssieur se croit meilleur que moi du haut de sa puanteur ?»

‘Fin, sûrement mieux qu’là où t’es, hein. Y pas les mêmes bruits, on va dire. Pas la même ambiance non p’us.

Cette remarque lui fait songer aux événements récents. « Ah c’est sûr que c’est plus animé. Pour votre gouverne, sachez que récemment, des événements terribles se sont déroulés dans le quartier. Votre solitude doit vous peser pour que vous imaginiez que l’endroit n’est voué qu’à la luxure. Oui, j’habite dans une maison dite pudiquement close mais vous seriez bien étonné des gens bien pensants qui s’y rendent. Et en outre, vous ne savez pas quel arrangement j’ai conclu avec La Mathi, la propriétaire.
Oh et puis zut, je perds mon temps avec un ours de votre type. Espèce de … de …" Cherche une insulte imagée collant bien à l’individu, mais sans verser dans la vulgarité. "... de sac à puces !"

Souffle, toujours très énervée.

Bon, si t’as rien à m’raconter d’utile, reste pas dans mon champ d’vision. Y a des choses plus lucratives à r’garder qu’une catin.

« Oh ! » Regarde la récolte en pièces du malotru. « En effet. Et puisque vous me cataloguez de … de … fille de joie, gâchez pas votre plaisir et ajoutez voleuse ! » Rafle les piécettes et s’éloigne à grands pas.

Il garda durant un instant les yeux fixés sur sa maigre récolte disparue. Ah bah ça…

Le Pouilleux releva la tête et eut juste le temps de voir Flaminia disparaître à l’angle d’une rue.

Elle l’avait traité d’ours, hum pourquoi pas… Il était vrai que ses cheveux hirsutes lui donnaient un air quelque peu bestial, même si elle exagérait. Mais ce qu’il avait préféré, le Pouilleux, c’était le cinglant « sac à puces » qu’elle lui avait lancé. Alors là, elle était bien bonne. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’on l’appelait ainsi, mais en général ça ne sortait pas de ce genre de bouche.

Héhéhé. Le Pouilleux se gratta quelques puces, pour la peine. Ca aurait été marrant qu’il lui en refile, à la donzelle. A moins qu’elle n’en ait déjà, qui sait…

Il entendit son ventre gargouiller, ce qui lui fit penser qu’il serait temps de se lever pour chercher du pain, quand la réalité s’imposa à lui. Elle était partie avec ses écus, il n’avait plus rien pour manger. Fronçant les sourcils, il entreprit de se redresser sur ses jambes. Ainsi debout, il réfléchit un instant, envisagea plusieurs alternatives pour se nourrir. Il hésita entre chiper quelque miche dans le dos d’un boulanger distrait, se diriger vers le lac pour trouver du poisson, vers l’église pour demander l’aumône... Aucune de ses perspectives ne lui plaisaient. Voler, il rechignait à le faire, malgré sa pouillerie, pêcher il détestait ça, et l’aumône… Encore pire.

Nouvelle protestation de son estomac. Il lui fallait bien trouver une solution… Il appuya son dos contre le mur, balayant du regard le marché, son marché, avec ses commerçants, ses badauds, ses couleurs et ses musiques.

Impossible qu’il ne trouve rien à manger là-dedans. Peut-être que quand les boulangers remballeraient, le soir, il trouverait une pauvre miche oubliée derrière un stands… Oui, c’était bien possible ! Son ventre attendrait donc, et avec un peu de chance il serait rassasié avant la nuit.

Il laissa son dos glisser contre le mur, et se retrouva bientôt en position assise de nouveau. Attendre, attendre, attendre… Attendre !

Il sortit son couteau et commença à se curer les ongles.

Avançant à pas pressés, une grande banasse devant, elle, Paquita , faillit trébucher sur le bâton posé contre un mur. Pestant entre ses dents, la belle conserva tant bien que mal son équilibre.
Les pains frais sautèrent légèrement, soulevant le linge qui les recouvraient.
Adroitement, Paquita donna un coup de poignet pour récupérer la dernière miche qui semblait hésiter sur le bord du grand panier.

Rassurée quant à sa cargaison, elle se retourna pour voir ce qui avait entravé sa marche. Un individu peu ragoutant, la regardait insolemment. Réprimant une moue dédaigneuse, elle le dévisagea à son tour. Les yeux de cet homme, exorbités, lorgnaient son panier. Un peu de salive, mousse blanchâtre, coulait au coin de sa lèvre.
Paquita observa brièvement les joues tannées, mangées d'une barbe galeuse, la chevelure crasseuse, les haillons qui couvraient à peine les membres noueux...

Tout ceci n'était guère engageant et elle allait poursuivre son chemin lorsqu'un bruit incongru l'arrêta. Le ventre de cet homme manifestait son appétit...
Elle regarda devant lui et s'aperçut que la sébile du malheureux était vide. Elle en conçut de la gêne car elle n'avait pas sur elle de quoi lui faire l'aumône.
L'homme la contemplait avec insistance...
Alors, machinalement, elle souleva un pan du linge qui recouvrait son panier et en tira une miche dorée, captivée par le regard ardent de cette créature. Tendant le pain au mendiant qui s'en saisit avidement, elle retira vivement sa main quand celui-ci saisit la nourriture. Puis, tournant les talons, elle reprit sa route, inventant une histoire afin d'expliquer l'absence d'un pain à Tancrel et Seletus pour qui elle effectuait cette livraison exceptionnelle .